
Les moissons d’Emma Bruschi, trouver l’aiguille dans la botte de foin
Transformer le blé en or, qui n’en n’a pas rêvé ? Emma Bruschi l’a fait ; Dans son travail de tissage de brins de paille en toison d’or, un véritable travail d’orfèvre, elle rend hommage à la culture populaire et célèbre en quelque sorte « l’Arte Povera ». Thanks 4 Nothing * Emma.
Emma Bruschi semble être tombée dès sa naissance dans une marmite de bon sens. Celui-là même que l’on qualifie d’ailleurs volontiers de « paysan ». J’ai cherché à savoir le pourquoi de l’expression avant de me rendre à l’évidence. Celui qui a choisi de mettre son destin entre les mains de la nature ne triche pas. Il a l’humilité, la force et la souplesse des grands arbres. Cet aplomb, Emma Bruschi le tient donc de son enfance à la ferme qu’elle n’a par ailleurs jamais vraiment quittée. De ses longues études dans la mode elle retiendra que ses professeurs regardaient toujours ses moodboards et esquisses avec inquiétude. L’époque gardait encore cette franche condescendance à l’égard de ce tout ce que l’on qualifiait commodément « d’artisanal » ou de « culture populaire » avec une ignorance certaine. La vérité c’est que souvent le résultat surprenait car déjà Emma avait le don de transformer un brin de paille en toison d’or.
Du plus loin qu’elle s’en souvienne, elle a été attirée par les matières naturelles, par ce plaisir qu’elle avait à les manipuler, les apprivoiser, les métamorphoser. Par la richesse aussi de ses savoir-faire, les rituels et les croyances auxquels ils étaient associés et qu’elle côtoyait sans cesse dans les fêtes de village, foires aux métiers et autres musées régionaux. Des gestes innombrables qui de la paille au fer, de la terre au fil pouvait tout enchanter. Alors elle s’est formée à tout en écoutant les anciens et en multipliant les formations pendant les vacances scolaires puis entre deux cours d’histoire de la mode. Teintures végétales, broderies au crochet de Lunéville, tissages, tricots. Elle voyage aussi et découvre notamment lors d’un séjour en Suisse, des pièces liturgiques brodées en paille, qui élargissent encore son champ d’inspiration.
«Je découvre alors que dans chaque maison on savait broder, filer, tricoter, carder…»
Après tout, la matière première est là sous ses yeux abondante et disponible il suffit de se pencher. Elle rêve d’avoir un lieu à elle pour avoir enfin accès directement à ce vivier que constitue la nature avant de réaliser qu’en matière de contact privilégié avec la terre, sa famille en connaît un rayon. Elle demande alors à son oncle de planter pour elle dans sa ferme une parcelle de seigle. Une céréale qu’elle choisit pour la longueur de ses épis, sa résistance et sa capacité à s’acclimater partout. Seulement voilà le seigle il faut le moissonner et à la main parce qu’il n’est pas exactement question de venir broyer les épis de la minuscule parcelle avec une moissonneuse-batteuse… Pour cette mini moisson toute la ferme retrouvera donc les gestes d’antan à la main ou avec ces magnifiques outils qui les prolongent. Emma se souvenait que son grand-père n’avait pas son pareil pour manier la faux. Cette moisson c’est aussi l’occasion de réunir famille et amis qui auront vite fait de venir à bout de la petite parcelle pour mieux profiter du déjeuner ensoleillé qui s’ensuivra.
C’est la naissance de son projet « Almanach » présenté au festival international de Hyères. Des vêtements et accessoires en paille, raphia ou lin qui explorent différentes techniques du crochet au tissage en passant par la broderie. Un travail d’une beauté et d’un raffinement inouïs qu’elle décrit ainsi. « Je découvre alors que dans chaque maison on savait broder, filer, tricoter, carder. Dans chaque village quelqu’un savait travailler le bois ou encore le verre, la paille, l’osier… Ce n’était pas encore des artisans, ce n’était pas forcément des métiers : c’était un savoir-faire domestique que l’on se transmettait. Ces gens qui n’avaient pas le luxe de gaspiller n’en gardaient pas moins l’amour du bel ouvrage et le souci de plaire : comme une exigence de dignité dans le calendrier hostile du labeur des champs et des caprices de la nature. »
«Quand je fais des vêtements j’ai quand même envie que mes pièces soient portées. Qu’elles vivent dans notre monde.»
L’avantage aussi quand on cultive sa matière première c’est qu’on a accès à toute la plante et on sait à quel point les céréales quelles qu’elles soient réservent de possibilités à ceux qui savent les regarder et leur parler. « Tout cela a donné du sens à mon travail et ça m’a donné envie de reproduire cette démarche pour tous les matériaux avec lesquels je travaille. Cela m’a aussi permis de développer de nouveaux projets parce que j’avais accès à la matière brute en abondance. Je pouvais faire des pièces plus conséquentes ou de véritables scénographies. » Emma avec le répertoire de techniques acquises essaye tout. Elle me raconte notamment son expérience avec le Kombucha, ce disque de levure et bactéries aux vertus bienfaisantes pour le microbiote, qui au toucher ressemble à une membrane visqueuse assez étrange. Il fallait un certain esprit d’aventure pour décider de la faire sécher afin d’imiter le cuir, de la graver au laser avant d’en faire une vareuse. Elle se souvient aussi de ses expériences avec les feuilles du papyrus tombant dans le jardin. Tout est là, disponible, semble nous dire Emma, on peut certes aller s’approvisionner en matériel coûteux et acquérir pinceaux, feutres et mètres de tissus mais on peut tout aussi bien repartir de ce que l’on a à disposition. « Il faut néanmoins toujours trouver un équilibre pour ne pas tomber dans le costume régional ou dans des choses trop futuristes. Quand je fais des vêtements j’ai quand même envie que mes pièces soient portées. Qu’elles vivent dans notre monde. »
Quand on lui demande si elle se qualifierait d’écolo, elle nous répond qu’elle ne s’est jamais vraiment posé la question. Ce qu’elle fait tient de l’évidence et elle préfère que l’on s’oriente par goût vers ses objets plutôt que par conviction politique. Elle se méfie visiblement des discours et des formules toutes faites qui entourent toujours plus le marketing et la communication notamment dans les univers de la mode et du design. Que ce soit pour le choix de ses matières premières ou dans l’élaboration de ses projets dont elle maîtrise toutes les étapes, tout se fait de manière « organique ». Un mot qu’elle prononce plusieurs fois au cours de notre entretien et qui de fait décrit tellement bien sa pratique et sa ligne de conduite. Elle reprend se faisant la démarche de la ferme familiale qui pratique l’agriculture raisonnée même si elle n’a pas à proprement parler le label « bio ». D’ailleurs quand on lui demande si les assauts subis par la nature dont les conséquences se multiplient, l’inquiètent, c’est son optimisme qui prend le dessus. Elle garde foi en la nature et l’humain, en sa capacité de réinvention perpétuelle. Le moment elle le reconnait volontiers est crucial et c’est justement un cadre idéal pour injecter de nouvelles idées et de nouvelles pratiques.
Son livre Savoir & Faire récemment paru aux éditions Ulmer vient donc à point nommé. Lorsque l’éditrice lui propose de l’accompagner sur un sujet de son choix, Emma prend le temps de réfléchir et repart des objets de tradition populaire qu’elle affectionne pour retrouver leur usage, les faire revivre au présent et surtout les transmettre. Le moule à beurre, le panier en osier, le fuseau de lavande, le bouquet de moisson, la chandelle en cire d’abeille, etc. Utiles, beaux, ils convoquent des pratiques ou des gestes intemporels et ancestraux : se nourrir, se chauffer, orner, embellir. Ce que ces objets prennent à la terre n’est qu’emprunté, travaillé puis finalement rendu en un tissage savant et équilibré. Les photographies sont faites par Anaïs Barelli qui à force de venir immortaliser le travail d’Emma Bruschi depuis sa première moisson est devenue son amie de façon organique oserions-nous dire. Il fallait prendre le temps de voir les saisons s’enchaîner, pour retrouver les saveurs, les matières et les objets qui leur correspondent. Prendre le temps d’essayer, de rater le cas échéant et de recommencer car la vie impose son rythme. Le résultat est juste et ce jusque dans la mise en pages qu’Emma voulait à la lisière entre tradition et innovation, artisanat et art, sophistication et simplicité. D’ailleurs si vous la cherchez sachez qu’elle sera toujours là sur ce fil tendu entre les choses, dans la nuance, en équilibre mais déterminée à toujours avancer.
* Thanks 4 nothing est un hommage au collectif d’artistes femmes créée en 2017.
Artiste-artisane.
Livre Savoir & Faire . Edition Ulmer
Dans ce livre “Savoir & Faire” on retrouve les moissons d’Emma et ses créations poétiques, véritable ode à la nature.
Mots : Audrey Demarre
Photos: Anaïs Barelli
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