Philippe Starck, ode à l’indicible

Génie prolifique, visionnaire, humaniste, enchanteur du quotidien : rencontrer Philippe Starck, c’est embrasser le monde et retrouver foi en l’être humain. L’icône du design nous ouvre les portes de son univers le temps d’un échange sur le monde qui nous entoure… Bienvenue dans la Starckosphère.

Dès le premier instant, on est touché par sa fougue irrévérencieuse. Cette flamme dans le regard, c’est une étincelle de vie qui ne l’a jamais quitté depuis ses débuts, au beau milieu des années 70. On vibre alors à la Main Bleue puis aux Bains Douches où son imagination foisonnante déborde d’enthousiasme. Mais en parlant de temps, que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaitre, il s’exclame « je n’ai aucune idée du calendrier. Comme le disait Einstein, il y a le temps et la gravité. Le temps c’est tout. Je ne vois pas l’intérêt de le ranger dans des petites boites. Je m’intéresse à un continuum à plusieurs échelles. »

« Aux naïfs les yeux ouverts et les mains pleines, aux suspicieux… Rien »

Et c’est avec passion qu’il décrit son art, celui de servir l’évolution. C’est le contrat vital qu’il a signé avec l’humanité, son espèce. Cet investissement est fondé sur une honnêteté totale, une naïveté assumée, une dose d’humour et envers et contre tout, un besoin insatiable de rêve.  La rêvasserie comme il l’appelle, est pour lui la clé de la créativité. Ce qu’il déplore quand on évoque les réseaux sociaux, c’est qu’ils volent l’espace-temps qui pourrait être consacré à ces chimères. « Le réseau social est formidable mais hélas, ce que l’on en fait ne l’est pas. N’oublions jamais que l’algorithme est basé sur l’addiction. Pour faire court, on vole le temps à cette génération. C’est méprisable car les sociétés qui mangent leurs enfants sont vouées à disparaitre.  Ils n’ont plus le droit à l’ennui, alors qu’il est vital. Le moment où l’on crée le plus, c’est la rêvasserie. La perte de cette rêvasserie est tragique. Je pense être exagérément créatif car j’ai connu l’ennui. »

« la création c’est l’homme. Si l’homme perd la créativité il est un animal comme les autres. »

Entre guerres et déchainement climatique, on imagine que le terrain de jeu est moins propice à l’insouciance que dans les 80’s… Face à ces problématiques, il prône une philosophie simple et efficace tout en ayant conscience des défis gigantesques qui nous attendent : augmenter l’auto-responsabilité de chacun. « Je n’ai jamais mis une gifle, je suis incapable de prendre les armes et de partir en Ukraine mais je fais ce que je sais faire, et je voue mes capacités au bien. Quand on rentre dans ce niveau d’engagement d’auto-responsabilité, on est forcément moins insouciant (mais ça n’empêche pas de rester de bonne humeur et de réaliser la chance qu’on a). »

Influenceur avant l’heure, il apprécie toujours les témoignages d’inconnus, qui le remercient de les avoir inspirés. Mais ce dont il est le plus fier, c’est d’avoir été précurseur en matière d’écologie. « Ce n’est pas grand-chose mais à ma petite échelle, quand on sait que la majorité des cancers viennent de l’alimentation, j’espère avoir sauvé des vies avec ma compagnie OAO organic. »

Cette conscience imprègne l’ensemble de sa création. Le succès est pour lui un pouvoir dont il doit être digne à chaque coup de crayon. Sa force ? Être le traducteur de ce qu’il y a à l’intérieur des choses.  Âme de la matière, âme des formes, âmes des couleurs… Ce don lui permet d’inventer des lieux singuliers et des objets du quotidien sublimés de simplicité. « Je ne suis pas parfait mais tout ce que je fais, je le fais avec conscience. J’ai notamment accompli un travail nécessaire contre les machos en travaillant sur l’objet industriel. Rendre leur territoire aux femmes, c’est les comprendre. On les avait enrobées dans une image artificielle. »

« La vie est une mousse, un lichen qui pousse en permanence… »

Quant à son éveil écologique, il ne date pas d’aujourd’hui puisqu’il dit être tombé dans la marmite quand il était petit… à Formentera. A l’époque, l’île est confidentielle, on n’y trouve pas grand-chose. Il y rencontre un californien qui se présente comme écologiste. Cette position lui parait tellement évidente qu’il s’en inspire et appliquera ses préceptes toute sa vie en militant pour une écologie démocratique et désirable. Il regrette que l’on puisse s’emparer de ce sujet avec une rigueur quasi militaire car il n’y a aucune raison que cela soit désagréable, bien au contraire ! L’écologie doit être une source de joie : elle l’est, elle peut l’être et elle doit l’être.

Loin des villes, il aime dire qu’il vit « face à la table de Mendeleïev ». C’est le nom donné au tableau qui regroupe tous les éléments chimiques connus qui constituent le monde : la mer, ses vagues incessantes, le ciel, les nuages, les dunes, la forêt et la boue. « Je n’aime pas manger de la nourriture déjà machée, pour travailler j’ai besoin des éléments bruts. C’est ce qui m’aide à travailler 14 heures par jour, ça force à la solitude. » 

Et les projets fusent : sa collection de meubles en contreplaqué intelligents et durables Andreu World a été récompensée d’un Red Dot Design Award ; un nouveau concept hôtelier fondé sur des normes écologiques absolues prend forme avec la chaine OhBaby ; il rencontre un succès planétaire avec la chaise A.I. chez Kartell, première chaise créée à l’aide de l’intelligence artificielle et à sa demande la plus green possible ; sans oublier ses engagements humanitaires avec Ideas Box, une médiathèque mobile conçue pour renforcer l’éducation dans les situations d’urgence et de post-conflit mais aussi  ses créations multiples pour les sauveteurs en mer de la SNSM.

« Quand on croit, on accomplit une mission on devient un chevalier qui se laisse emporter sur du Wagner dans une dimension phénoménale. »

Son secret de jouvence est « de croire en tout sauf en Dieu ». Il croit en l’être humain, avec une foi absolue, quitte à se tromper. Ensuite, il croit en l’extraordinaire idée du progrès.

Et pour finir, la Poésie. Selon lui, elle est l’essence du monde, le vrai. C’est elle qui nous fait accéder au Graal absolu qu’est l’Amour, la plus belle invention de l’homme. Une construction intellectuelle aussi précieuse que fragile dont on peut être fiers. 

« J’ai deux têtes, une dédiée entièrement à la création et l’autre à l’amour de ma femme. Je suis d’une fidélité religieuse et romantique. Le couple est une donnée irréaliste, elle en devient magnifique quand on réussit. Je suis un amoureux de l’amour. »

Avant notre départ, il évoque le futur et sa fascination pour l’espace « Je suis fasciné par l’espace car c’est le premier pas du début de la suite de l’histoire…  Nous serons condamnés à fuir dans des milliards d’années, quand le soleil implosera. Notre vaisseau spatial ne pourra pas être matériel. Il sera un algorithme, une équation, une longueur d’onde, une note de musique, un parfum.»  Et c’est sur ses mots, que l’on quitte son espace-temps, entre une indicible grâce et une formidable cadence, quelque part entre le rêve… et la réalité.

 

Mots: Camille Lemay

Photos: James Bort, Vincent,Lappartient, Gaelle Leboulicaut

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