Clara Chichin & Sabatina Leccia : tisser l’image, broder le temps

Le duo d’artistes, Clara Chichin et Sabatina Leccia, joue à passe-muraille, en rendant hommage aux murs à pêches de Montreuil, traquant pour l’une l’image, et pour l’autre l’aiguille à percer les murmures de la nature. 

PRÉFACE. LE FRUIT DU PÊCHER

Les murs à pêches, dernier témoin historique de la nature qui était présente dans les campagnes, devenues villes, lors de l’ère industrielle. Cultivées en espaliers à Montreuil, les pêches sont le petit pêcher (péché ?) du roi Louis XIV. Très réputées pour leurs qualités (gustatives ?) elles ornaient souvent les tables royales. Au XIXe siècle, Montreuil comptait plus de 600 hectares de ces cultures, faisant de la ville un important centre de production fruitière. Malheureusement avec l’urbanisation et le développement industriel, la culture des pêches a progressivement disparu au XXe siècle. Reste ce jardin et verger clos de 34 hectares environ. Vestige patrimonial de la ville, ce site protégé accueille désormais des projets associatifs et autres activités autour de l’agriculture urbaine. 

CHAPITRE 1. LA RENCONTRE

Un porche métallique vert, une grande cour pavée, des escaliers teintés de bleu par l’effet miroir de la couleur des murs, l’ancienne manufacture de peausserie Chapal abrite désormais des ateliers d’artistes. Sabatina nous accueille dans son espace de travail, où pour la première fois, je découvre quelques échantillons de ses œuvres. Son binôme, Clara a déménagé en Creuse avec sa petite famille, afin de se rapprocher encore et encore de la nature. Leur collaboration n’est pas cousue de fil blanc. Elles auraient pu simplement se croiser, échanger quelques mots au détour d’une sortie d’école, parler de leurs enfants et de leur quotidien à Montreuil. Mais entre les deux femmes, il y avait autre chose. Quelque chose d’instinctif, un regard, une sensibilité commune au monde et à ses interstices. Toutes deux artistes, elles vont alors démarrer une histoire et raconter en images, tisser de fils sans aiguille, les murs à pêches de Montreuil. L’une photographie la lumière et les ombres, traque l’invisible, explore la matière de l’image comme on fouille une mémoire enfouie. L’autre travaille le textile et la broderie comme un langage, un geste lent qui révèle, souligne, réécrit le paysage. Leur rencontre a pris corps autour d’une bourse artistique, un prétexte pour mêler leurs pratiques, pour jouer avec leurs différences et en faire un terrain d’expérimentation. 

CHAPITRE 2. AU FIL DU VIVANT

Retour vers le futur… En 2022, Clara propose à Sabatina de répondre à un appel à projets pour la Bourse Transverse, qui encourage le dialogue entre disciplines artistiques. L’idée de départ est simple : explorer les murs à pêches de Montreuil, un espace mi-urbain, mi-sauvage, où la nature reprend ses droits entre les vieilles structures en pierre. Très vite, le projet prend une autre dimension.  Elles déambulent dans le site, collectent des sensations, capturent la lumière qui filtre à travers les feuillages, les textures de la pierre, la fragilité d’une trace sur un mur. Clara immortalise ces fragments avec son appareil, tandis que Sabatina les prolonge, les altère, les habite de perforations à l’aiguille. Dans ce dialogue entre l’image et le geste textile, la matière photographique devient organique, vibrante, mouvante. 

CHAPITRE 3. LE BRUISSEMENT ENTRE LES MURS : UNE IMMERSION SENSORIELLE

De cette résidence à ciel ouvert naît un livre, une exposition, un objet hybride où se superposent les techniques et les temporalités. Intitulé Le bruissement entre les murs, ce projet interroge notre rapport au vivant, à l’invisible, à la lenteur. Les images y apparaissent comme autant de palimpsestes où s’entrelacent photographie, broderie et empreintes végétales.  Au fil des expérimentations, la couleur s’invite dans leur travail. Si les premières images sont en noir et blanc, leur processus évolue au gré des saisons. Le printemps amène avec lui l’envie de travailler avec les pigments naturels, de laisser la nature participer pleinement à l’œuvre; À coup d’aiguilles à broder, Sabatina martèle des pétales sur les tirages photo, imprimés sur des papiers teints par Ludovic de Valon. En écho à ce travail, le duo d’artistes a pour projet de s’essayer aux anthotypes, des tirages réalisés avec des jus de plantes, dont la lumière révèle puis efface lentement les contours. En collaboration avec la chercheuse Anna-Christina Torres, leurs recherches vont mettre en lumière la disparition progressive des jardiniers du Jardin des Plantes, dont les noms et la présence s’effacent peu à peu. Invisibilisés, ces artisans du vivant vont retrouver  une voix et une visibilité à travers un projet mêlant mémoire et reconnaissance. L’idée de la perte et du deuil, a toujours été au coeur du travail de Clara; L’absence, elle l’explore à travers une pratique compulsive de l’image. “Photographier devient un geste répétitif,” presque obsessionnel, qui tente de combler un manque et de reconstruire un paysage imaginaire. Entre mémoire et reconstruction, l’image oscille entre fixation du passé et réinvention d’un nouvel espace sensible.

CHAPITRE 4. CRÉER À CONTRETEMPS

Dans une époque saturée d’images et de stimuli, Clara et Sabatina cultivent une approche où le temps s’étire, où le regard s’attarde. Loin du rythme effréné de la production artistique contemporaine, elles revendiquent la lenteur comme un acte de résistance, un moyen de réapprendre à voir, à sentir, à écouter. Elles évoquent aussi leur condition de femmes artistes, de mères qui doivent jongler entre leur pratique et la charge mentale du quotidien. Répondre à des appels à projets à 22 heures, un enfant malade sur les genoux, chercher sans cesse des financements, s’adapter aux contraintes des résidences qui excluent souvent les parents… Autant d’obstacles qui les poussent à inventer d’autres façons de créer, ensemble. « C’est une manière de faire résidence autrement, une manière de tisser des solidarités, d’inventer d’autres rythmes de travail. », confie Sabatina. 

ÉPILOGUE

Leur démarche est-elle politique ? Sans doute. Sans slogan ni manifeste, mais avec une attention radicale au vivant, aux formes de l’éphémère, à l’écoute du monde. Elles ne dénoncent pas, elles proposent. Un regard, une respiration, une invitation à réenchanter notre façon d’habiter le monde. Le Bruissement entre les murs n’est pas une fin en soi. Il est le début d’un dialogue, d’une collaboration qui continue d’évoluer au gré des projets, comme un fil qui se déroule, un point qui s’ajoute, une image qui se dévoile au fil du temps. 

Mots : Ingrid Bauer

Photos: Alizée Bauer  Portrait + 9/10 : Lucie Pastureau pour Hans Lucas. 

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©Lucie Pastureau / Hans Lucas
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