Manon Lanjouère, voyage immobile au pays des imaginaires invisibles

Certains artistes captent la beauté du monde tel qu’il est, tandis que d’autres la réinventent en se la réappropriant. Manon Lanjouère fait partie de ces conteurs qui tissent des imaginaires du nouveau monde. Redéfinir les frontières entre art et science en faisant jaillir l’invisible au cœur d’une œuvre macro-poétique, tel est le crédo de cette jeune artiste française. Du bâteau Tara dans l’Atlantique des côtes brésiliennes au Cent Quatre à Paris, il n’y a qu’une vague (à l’âme des invisibles).

« Je ne donne pas de solutions, je propose une réflexion »

Originaire de Saint-Malo, Manon a grandi au bord de l’océan, là où les vagues sont une école de patience et d’humilité. Une enfance bercée entre deux eaux, la mer et la pleine conscience du vivant. Très tôt, son père, «marin-philosophe», avec lequel, elle prend la mer et effectue croisières et traversées, lui enseigne la responsabilité silencieuse de ceux qui traversent les espaces naturels : “Ne laisse aucune trace, ne fais aucun bruit.” Ces valeurs, gravées dans ses gestes, deviennent le socle de son engagement artistique. Si elle ne se voyait pas militante à l’époque, l’écologie et le respect du vivant infusent déjà dans ses premières réflexions. Formée à l’histoire de l’art et à la photographie, notamment à l’école des Gobelins, Manon perfectionne sa maîtrise des techniques de studio. Mais c’est en 2017, à sa sortie de l’école, que son regard s’affirme : son art ne sera pas une simple célébration de l’esthétique. Il sera une passerelle. Une voie pour réconcilier le public avec la nature, une invitation à la contemplation et à la prise de conscience. Elle le dit sans détour : « L’art est fondamentalement politique. » Mais pas question de frapper fort ou de moraliser. À contre-courant des images-chocs, elle choisit une autre voie : celle de la douceur, de la subtilité, et surtout, de la poésie. Parallèlement au glas du Vendée Globe, nous rencontrons une artiste au regard déterminé et au discours bien rodé, tordant le cou aux idées reçues, quant au mauvais ménage entre l’Art et la Science. On aime ! (pas comme sur insta) mais il faut avouer que Manon nous a mis du baume au cœur.

Les yeux dans le bleu, « je considère ma pratique comme du militantisme artistique » et chaque exposition est une expérience. Les visiteurs plongent dans un univers immersif, où le sensible ouvre la voie au scientifique. Pas de leçon, pas de discours. Juste une invitation à regarder autrement, à questionner ses gestes quotidiens, à imaginer un monde où le plastique à usage unique n’aurait plus sa place. « Je ne donne pas de solutions, je propose une réflexion », dit-elle. Une réflexion nécessaire, à l’heure où l’urgence climatique demande des récits nouveaux et des actes concrets. Ce que je comprends au travers du travail de Manon, elle fait fi des images-chocs, « comme celles d’animaux avec du plastique dans leur estomac », qui ont un impact émotionnel très puissant, mais leur effet peut être ambivalent. « Si elles sensibilisent certains, elles peuvent aussi, pour beaucoup, provoquer une forme de paralysie : face à l’ampleur de la catastrophe, on se sent impuissant, voire découragé, avec cette impression que tout est déjà perdu. » Son approche semble vouloir sortir de ce schéma, en évitant de tétaniser les spectateurs, en utilisant des récits ou des représentations qui éveillent une prise de conscience plus douce mais tout aussi efficace, en ouvrant à un champ d’actions possibles, à la beauté menacée par plus de protection. « Interpeller sans accabler, donner envie d’agir au lieu de laisser place au désespoir. »

« Poétiser notre vision de la nature »

Lorsqu’elle embarque sur la goélette Tara en 2021 pour résidence artistique avec des scientifiques, elle ne sait pas encore que cette expérience marquera un tournant. Pendant un mois, entre Salvador de Bahia et Rio de Janeiro, elle écoute, observe et collecte. « On étudiait l’écosystème d’une chaîne de montagnes sous-marines qu’on ne voyait pas. C’était fascinant de travailler sur quelque chose d’invisible », se souvient-elle. De cette immersion naît : « Les Particules », un projet centré sur l’impact des microplastiques sur les micro-organismes océaniques; Les « Particules » , une œuvre pas si élémentaire. Rappelons-le, la pollution plastique marine, souvent illustrée par des images choc de débris flottants, cache une réalité bien plus insidieuse : 99 % de cette pollution est invisible. En effet, la majorité des plastiques finissent par couler, se fragmenter en micro- et nanoparticules, et échapper à notre regard. Ces particules microscopiques, pourtant omniprésentes, menacent directement les micro-organismes océaniques. Ce défi, à la fois scientifique et visuel, ouvre une réflexion majeure : comment sensibiliser à une menace invisible, mais aux conséquences planétaires ? Éveiller notre conscience collective à ces formes de vie essentielles et méconnues. Avec patience et précision, Manon sculpte des fragments de plastique récupérés pour recréer des formes inspirées des micro-organismes marins, ces êtres minuscules qui produisent 70 % de l’oxygène terrestre. Photographie, cyanotype, peinture fluorescente : ses œuvres, pensées pour être exposées sous lumière blanche ou noire, évoquent la bioluminescence des abysses. Une esthétique sublime qui dissimule un message puissant sur l’urgence climatique. Après l’expérience Tara, Manon retourne à ses moutons à la station biologique de Roscoff pour poursuivre ses recherches et participe à une résidence. Dans le but de revaloriser les déchets, trouvés sur la plage, et notamment les fameuses touillettes de café et s’appuyant sur la modélisation en 3D, elle s’évertue à créer des sculptures, des sortes de chimères en plastique, à découvrir au fil de son espace d’exposition au 104, à Paris.

Son prochain défi : explorer l’impact de l’industrialisation de la pêche sur les écosystèmes marins. Toujours en collaboration avec des scientifiques, elle entend pousser encore plus loin l’idée d’un art qui éclaire les enjeux complexes de notre époque. « Créer, c’est apprendre », dit-elle. Une devise qu’elle applique avec une rigueur inlassable, en multipliant les collaborations et en explorant des techniques qu’elle n’a pas encore maîtrisées. Manon Lanjouère ne veut pas seulement capturer la beauté du vivant, « s’en émerveiller pour mieux le protéger ». À travers ses œuvres, elle réaffirme le rôle essentiel de l’art dans la construction d’un futur durable. Une œuvre qui parle à la fois au cœur et à l’esprit, et qui invite, doucement mais sûrement, à agir. Entre poésie visuelle et engagement écologique, son travail éclaire notre époque avec une lumière singulière. « Poétiser notre vision de la nature ».

MANON LANJOUERE

Artiste photographe 

Exposition “Tara, l’art et la science pour révéler l’Océan”
Jusqu’au 02.03.2025 avec la Fondation Tara Océan. 

Le Centquatre. 5 rue Curial – Paris 19ème. 
Mardi > Vendredi : 12h00 > 19h00
Week-end : 11h00 > 19h00
Fermeture le lundi

MANON LANJOUÈRE

 

Mots : Ingrid Bauer 

Photos:  Portrait Alizée Bauer pour hum média & autres photos ©manonlanjouere & Goelette Tara ©arthurlarie 

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