Le capital de l’esprit
par Camille Sauer
Le capital de l’esprit
C’est à l’occasion de la projection d’un film d’archive pour le centième anniversaire de l’artiste Joseph Beuys au Musée d’art contemporain de Lille métropole, que la notion de “capital de l’esprit » a retenti en moi. Beuys affirmait la chose suivante:
“L’Homme doit arrêter de croire en Dieu et doit regagner confiance en lui. L’Homme doit croire à nouveau en lui-même“
Il y a dans cette image exprimée, le sentiment que l’être humain s’est abandonné au profit d’un imaginaire collectif. Un imaginaire à la fois abstrait – laissant place à une diversité d’interprétations – et réaliste dans la forme qu’il arbore. Ceci, sans être réel pour autant. L’individu a ainsi renoncé à incarner la réalité concrète de son existence pour tenter de fuir la mort. Il a, de son plein gré, renoncé à croire en sa condition afin de croire en la condition d’un autre que lui.
Dans cette même dynamique, la capacité d’abstraction de l’être humain conduit certain.e.s d’entre nous à faire exister les formes de son esprit parmi la réalité du monde physique par la création. Certains autres ont décidé de s’abstraire d’eux-mêmes pour imaginer une autre condition à leur vie. Une condition fictive, amplifiée, virtualisée, transformée. À trop rêver, on passe à côté de sa vie.
En 2022, en tant qu’artiste, ces paroles prononcées par Beuys résonnent en moi. Je me questionne sur l’utilité de mon travail, le rôle que j’ai à jouer dans les affaires du monde. L’art peut-il être encore utile à la société?
Dans un monde traversé par les crises, il y a ce choix de croire ou de ne plus croire. Il y a ce choix d’accepter les événements qui viennent à nous en dépit de notre volonté propre. Malgré ce sentiment d’impuissance, il est possible d’insister, de porter en soi son engagement en allant jusqu’à accepter d’être le seul à le porter.
Accepter de se manifester seul sous-entend “accepter de ne pas être connu de tous, accepter de disparaître et d’être oublié”. Acceptons-nous de ne pas être connu, reconnu par sa propre espèce?
L’ignorance tue. Alors si l’ignorance tue, l’être humain se tue en se détournant de lui-même.
Est ainsi perceptible, cette tendance à vouloir remettre en question nos fondamentaux quitte à déconstruire notre Nature même. Avons-nous vraiment besoin de boire pour survivre? Avons-nous vraiment besoin d’être humain pour appartenir à son espèce ?
De ces questions symptomatiques d’une angoisse profonde et d’une quête du néant, se manifeste le besoin chez l’homme de consommer des images. Cette consommation massive d’images diffusées en continu témoigne d’une société consacrée au divertissement et aux discours obsolètes. Qu’on le veuille ou non, l’individu est absorbé par le monde extérieur.
Baudrillard insistait longuement sur « l’évidence du surplus » qu’il considérait comme étant « la négation magique et définitive de la rareté ». Le trop est offert à la contemplation et à l’adoration des foules. On dit sans dire, on manifeste sans manifester, on s’oppose sans s’opposer et par-dessus tout, on esthétise les comportements humains par leur mise en scène.
Cette régression apparente n’est pas innocente. Elle témoigne d’un changement de paradigmes: celui de la confrontation progressive d’un capitalisme financier affaibli à un capitalisme de l’esprit. Si certains persistent encore dans l’idée d’un fonctionnement systémique éternel, la décantation accélérée par la crise climatique qui s’ensuit, parlera d’elle-même: personne n’échappe à l’effet de la gravitation.
Dans la continuité de cette pensée, Baudrillard évoquait le concept d’une fête consumériste permanente. Il témoignait d’une double imposture : fausse abondance et vrai gaspillage. La fausse abondance de liberté et de paix, la fausse abondance de bonheur, la fausse abondance d’art, la fausse abondance de soi à l’intérieur de soi.
Sans doute est-il temps de s’inscrire dans un rapport immédiat à soi, à l’œuvre d’art et au monde. Sans doute est-il temps d’accepter le monde qui arrive à nous en faisant le deuil de ce que nous pensions possible. Sans doute est-il temps de combattre l’imposture dès qu’elle émerge.
Le capital de l’esprit constitue grâce à la force individuelle et collective, une intelligence dont tout le monde serait bénéficiaire. Une action pour le bien commun, convoquant une relation incarnée au vivant. À quoi reconnaît-on cette action? à la pulsion de vie qui la précède.
Camille SAUER
Joseph Beuys, Lancement du projet « 7000 Chênes », Kassel, 1982-1987
« 7000 chênes » est une performance collective de Joseph Beuys. L’artiste l’a réalisée en 1982 dans le cadre de la Documenta de Kassel, en Westphalie (la plus grande manifestation d’art contemporain au monde, avec la biennale d’art de Venise), tandis que l’Allemagne, son pays, voit lacs et forêts dépérir à cause de pluies acides, forme de pollution chimique née avec la révolution industrielle.
Aidé par des volontaires, l’artiste plante à Kassel et dans ses environs 7 000 chênes, chaque arbre planté étant désigné par un bloc de basalte (une roche débitée dans une carrière locale). Cette folle entreprise aboutit à un formidable chantier de replantation, exemplaire par l’esprit, et pionnier.
L’artiste corrige les désordres environnementaux, il cherche à rétablir l’équilibre rompu. « 7000 chênes», œuvre mythique du 20e siècle, fait date et adopte une forme incontestablement visionnaire.
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