Le vivant, notre Eurydice

par Stacy Algrain

Jean-Baptiste Camille Corot, Orphée ramenant Eurydice des enfers, 1861, © Musée des Beaux-Arts de Houston

Avoir 26 ans.
C’est peu et beaucoup à la fois.
Assez jeune pour être née avec un smartphone entre les mains.
Assez vieille pour pouvoir se revendiquer de la « Génération Ushuaïa Nature ».
Pour les non-initiés (oui, c’est une affaire très sérieuse), Ushuaïa Nature, c’était une émission présentée par Nicolas Hulot et entièrement dédiée à la découverte des paysages naturels du monde et de leurs habitants. Chaque mercredi, la télé, mon père et moi, avions rendez-vous.
De ces rendez-vous qui vous obsèdent, qui vous font regarder l’horloge alors même que le positionnement de ses aiguilles est déjà très clair dans votre tête. Rencontre amoureuse, entretien professionnel ou départ pour une destination au carrefour des rêves, vous aussi, vous connaissez cette sensation. 

Certains la décriront comme une boule dans l’estomac, des papillons dans le ventre.
Pour moi, rien de tout ça. C’était l’envie irrépressible de sourire, la machine à s’émerveiller en préchauffe et l’assurance de remplir des casiers à souvenirs.
90 minutes : c’était peut-être un détail pour vous, mais pour moi, ça voulait dire beaucoup.
Beaucoup de moments passés avec un père au temps précieux.
Beaucoup d’images aux effluves d’aventures.
Beaucoup de possibles et de « moi aussi, je veux le faire ». 

Et 15 ans plus tard, je vous écris de ce rivage de l’autre côté. Pas du monde, mais de la vie. 

De l’enfance à l’âge adulte. 

Toujours à la recherche du frisson de la liberté, surtout pas prête à signer un CDI et autres conneries supposés nous donner l’impression d’exister. J’existe.
J’existe car j’écris sur toutes ces choses fantastiques qui tenaient éveillées la petite Stacy du début des années 2000. 

D’après les scientifiques, mon cerveau de vingtenaire n’a pas encore atteint sa maturité.
En lui, subsistent les promesses de l’écran lumineux. Toujours aussi colorées, riches.
Je m’y accroche et voilà qu’une voix résonne. Reconnaissable entre mille, c’est celle de David Attenborough. Présentateur emblématique de l’émission Blue Planet produite par la BBC. David, c’est un peu le Nicolas Hulot version british et avec des cheveux blancs.
Le père Castor des esprits aventureux.

Ce sont deux hommes, deux explorateurs, deux conteurs qui m’ont ouvert les portes de ce monde du minuscule et de l’immense. De ce monde où être vivant ne s’explique pas, mais se ressent.

Mon histoire n’est qu’une histoire parmi tant d’autres.
Patagonie, Grande barrière de corail, Alaska… Combien d’hommes et de femmes frissonnent encore à l’évocation du nom de ces contrées lointaines ?
Combien ont conservé en eux le désir brûlant de connaître les secrets de notre Terre et de protéger ses joyaux ? Des milliers, des millions…

Raconter des histoires, montrer l’invisible, c’est puissant.
Tellement puissant que lorsque David Attenborough a décidé de montrer dans l’ultime épisode de Blue Planet II les ravages de la pollution plastique, quelque chose s’est passé.
Là où les campagnes gouvernementales et les ONG avaient échoué, David avait réussi.
Dans les 12 mois après la diffusion de cet épisode, 53% des personnes sondées aux États-Unis et en Angleterre avaient réduit leur utilisation du plastique à usage unique.
C’était l’Attenborough Effect dans toute sa splendeur.
Plus que de créer de beaux rêves et des vocations, les conteurs d’histoires déplacent des foules.

Pour le meilleur ou pour le pire.
Diffuser un documentaire qui agit sur l’un des défis de notre temps, c’est fantastique.
Diffuser un documentaire à l’origine d’une invasion touristique dans un haut lieu de la biodiversité, c’est la panique. 

Aujourd’hui âgée de 96 ans, notre icône vient de réaliser une nouvelle série documentaire avec la BBC. Intitulée « Wild Isles », elle met en lumière les merveilles naturelles des îles du Royaume-Uni et d’Irlande. Parmi elles, Skomer : une île dans le pays de Galles qui abrite des dizaines de milliers de Macareux moine, aussi appelés perroquets de mer. 

Ni une ni deux, ce spectacle époustouflant a été découvert par 8 millions de spectateurs. Sortis de leur ignorance sur la richesse de leur propre territoire, les Britanniques n’ont pas pu se satisfaire d’une version 2D de ces scènes de vie entre terre, ciel et mer.

Chaussures de randonnée aux pieds, jumelles entre les mains, l’île devra désormais accueillir un autre style de colonies : les touristes. Assurément plus bruyants et, je le crains, moins respectueux, tous veulent leur part de sauvage. Capturer ces images avant qu’il ne soit trop tard, s’assurer de pouvoir dire « je les ai vus ». 

Là où les journalistes du Guardian remercient ce renouveau de l’Attenborough Effect, je flippe. 

Je flippe en me remémorant que c’est ce voyeurisme, ce désir égoïste qui a mis les orques dans des bassins exigus et les lions en cage.

Oui, c’est ce voyeurisme, ce désir égoïste qui a fragilisé le Machu Pichu et rendu possible le ballet incessant des bateaux dans les calanques de la cité phocéenne.

Face à cette menace que nous représentons pour ces écosystèmes fragiles, la connaissance de leur existence ne pourrait-elle pas nous suffire ?
Les images et les histoires ne sont-elles jamais assez ?
Alors, c’est ça devenir adulte ? S’entêter à vouloir attraper un rêve en sachant que l’on prend le risque de le voir s’évaporer à tout jamais ?

La transgression de l’équilibre établi a coûté à Orphée l’amour de sa vie.
Si le vivant est notre Eurydice, j’avancerai droit sans jamais me retourner.
Pour que subsiste ses chances d’exister, je vivrai même les yeux fermés.

 

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