Jérôme Auriac, le lien sinon rien
Aussi à l'aise avec ses mains qu'avec les mots, l’entrepreneur espère continuer à se réinventer.
Dans une industrie concurrentielle aux egos gonflés, Jérôme Auriac, créateur de la marque Larfeuille, est un homme à contre-courant. Élégant et élancé, des yeux cachés derrière d’imposantes lunettes, son phrasé est franc et sans détour : « On ne fait pas de discours. On fait ». Ambiance épurée et odeur de cuir. Nous sommes dans son atelier-boutique rue du Pont-aux-Choux (3e arrondissement à Paris). Là où il confectionne sacs, pochettes, portefeuilles et autres petites maroquineries. Le tout sur commande et sans machine à l’horizon : « Chaque produit est fait à la main pour qu’il soit réparable. Tout évolue et vieillit de manière à devenir encore plus beau avec le temps. » Autodidacte, il n’a pas foulé les portes d’une école de design mais « lit et regarde beaucoup ».
«Je réfléchissais aux relations entre les organisations d’intérêt général ou socialement innovantes dans leur manière de fonctionner…»
Jérôme Auriac est né à Vitry-sur-Seine, « une vraie banlieue », avant de déménager à Paris. « J’ai eu une enfance sympa. Vitry, comme dans toutes les villes communistes, dépensait beaucoup d’argent pour les jeunes. Nous avions accès à de nombreuses activités et centres de loisirs. » Son père est informaticien, sa mère comptable. En point d’ancrage, il y a les vacances au grand air dans la maison ariégeoise de ses grands-parents : cabanes, pêche et jeux d’enfants avec les cousins. Issu d’une lignée « de bricoleurs », il est très tôt impliqué dans des travaux manuels : « une corvée ». Adolescent dans les années 1980, il écoute de son propre chef Metallica, son père lui fait découvrir Boby Lapointe et Georges Brassens, les copains du collège le hip-hop. De cette époque, il conserve sa passion pour la musique et la guitare électrique. Des études supérieures en Lettres, puis en droit vite plaquées pour commencer à travailler. Un premier job comme livreur de médicaments, il se passionne au détour d’une vente de livres pour les ouvrages anciens : « j’achète un livre simplement parce qu’il sent bon, un peu comme dans une parfumerie. » L’odeur du vieux papier l’anime, et le jeune homme se met en tête de réparer ceux qui sont abîmés. Il se forme pendant trois ans à la reliure avec une femme qui « devine l’épaisseur des feuilles juste en les touchant ». Du haut de ses 22 ans, il exerce ce « métier de moines », mais les clients ne se bousculent pas au portillon. Un collectionneur lui propose de travailler avec lui aux éditions Lamy, une aubaine qu’il saisit : « j’ai appris à faire du commerce et du marketing ». Des apprentissages qu’il met ensuite au service de ses nombreuses expériences au profit de Artface, puis plus tard chez Novethic où il découvre l’entrepreneuriat social « Je réfléchissais aux relations entre les organisations d’intérêt général ou socialement innovantes dans leur manière de fonctionner ou de créer de l’économie pour les grandes entreprises. » Et à force de côtoyer « des pointures intellectuelles de l’écologie et de l’économie collaborative », il est convaincu que l’entrepreneuriat social est le modèle d’avenir.
« Refaire tout le temps la même chose, sans que rien ne change »
En 2006, il décide de voler de ses propres ailes et lance sa boîte de conseil en innovation sociale : Be Linked. Il « organise le dialogue avec les communautés locales pour que les entreprises aient le moins d’impact possible ». Ses conseils portent leurs fruits, et on lui propose même d’enseigner à HEC, ce qui représente une grande fierté pour celui qui n’a pas fait de grandes études. Passionné et déterminé, il travaille pendant 8 ans sur « les chapeaux de roue » et « ne veut rien louper ». Sa vie personnelle le rattrape en plein vol : « Mes enfants grandissent sans que je sois tellement avec eux. » Fatigué, il vend sa boîte à Green Flex et continue à apporter son expertise avec la frustration de « refaire tout le temps la même chose, sans que rien ne change ». Deux ans plus tard, le groupe Total rachète l’entreprise. C’en est trop. Le quinquagénaire voit ce rachat comme « un appel au départ » et décide de concrétiser le projet qu’il a en tête depuis plusieurs mois : « créer une entreprise ancrée dans la réalité ».
«Créer une entreprise ancrée dans la réalité »
Retour à nos moutons, et à nos peaux de vaches. En 2020, son projet prend forme et Larfeuille voit le jour avec l’ambition de montrer que tout est possible : offrir un service comparable à celui des maisons de luxe à des prix abordables, fait en France, avec un modèle économique qui repose sur des principes de faible consommation d’énergie, de production sans gaspillage, et sans stock « Tout ça n’est qu’une question de répartition de la valeur. » On ose lui demander si le cuir végétal fait partie des matériaux alternatifs : « Je teste des trucs, mais ce n’est pas très probant » avant de reprendre : « On parle de cuir végétal, mais c’est faux. C’est un revêtement fait avec du pétrole et peu de fibres naturelles, la peau des animaux est la plus vieille économie circulaire du monde. » Il dit être inspiré par les matières, comme le papier japonais : « Je ne suis pas du tout calibré comme quelqu’un qui a fait du design ou de la création de mode. Je fais de la bricologie. » Son futur idéal se résume à l’envie de réunir « regrouper d’autres marques artisanales » pour créer un genre de « concept-store, Fablab ».
Quand on évoque la question du logo, un homme chevauchant une vache, il sourit allègrement : c’est « un vachelier, l’anagramme de chevalier ». Avoir un sens de l’humour affûté, jouer avec les mots (il a créé avec un ami la Fédération Française de Calembours) et « toujours trouver le moyen de s’amuser » sont ses remèdes de grand-mère pour ne pas trop être pessimiste face à l’effondrement de notre monde. « Vivons heureux en attendant la mort », conclut-il en hommage à Desproges.
Mots: Jessica Bros
Photos: Alizée Bauer
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