Raphaël Seguin, 20 000 vies sous la mer

De son enfance rurale à son rôle de scientifique activiste, son parcours est une source d’inspiration et fait de lui une voix essentielle dans la lutte pour la préservation des océans.

Cheveux attachés en un chignon, barbe épaisse, grand et longiligne, Raphaël Seguin nous accueille de bon matin dans les locaux de l’association Bloom encore déserts. Seul un grand (faux) requin suspendu à l’entrée semble veiller sur les lieux. Après une rapide visite des bureaux, le doctorant en biologie marine nous propose un cannelé. Il n’est pourtant pas Bordelais, mais originaire d’un petit village dans le Lot. Rencontre.

Vous avez grandi à Cahors loin de la mer…

Oui, dans un village rural de 3 000 habitants! Mes parents avaient l’habitude de m’emmener en randonnée et de faire des activités en plein air mais je n’avais que rarement l’occasion de voir la mer. À l’âge de 17 ans, je me suis installé à Perpignan pour poursuivre des études en Agroécologie. J’ai rapidement réalisé que ce domaine ne correspondait pas à mes aspirations. Ce qui suscitait mon intérêt à l’époque était le travail de Paul Watson de Sea Shepherd. C’est comme ça que j’ai eu envie d’explorer l’océan. Je me suis donc inscrit dans un club pour faire une plongée sous-marine et j’ai tout de suite était émerveillé par ce que j’ai vu. Cela illustre bien ce que je dis souvent : la plupart des gens sont déconnectés du milieu marin parce qu’ils n’ont pas l’opportunité de le côtoyer, ce qui rend la destruction de cet environnement silencieuse.  

Cette première plongée a donc été une révélation pour vous ?

Oui, cela m’a fait réaliser que l’océan me passionne. Lorsque je repense à cette plongée, je réalise que c’était dans un milieu très dégradé, un endroit surexploité, avec peu de poissons. À l’époque, je n’en avais pas conscience. Je plongeais et je trouvais ça incroyable. J’ai donc entrepris des études à Montpellier, au laboratoire Marbec, où j’ai travaillé sur des algorithmes de reconnaissance automatique des espèces marines, ce qui m’a été très utile lors de mes missions sur le terrain. L’un des événements les plus marquants a été l’étude d’une espèce invasive en Méditerranée, le poisson lapin, qui colonise depuis la mer Rouge. Nous sommes allés en Israël pour étudier cette espèce. C’était ma première fois dans un récif corallien. C’était tellement beau que j’en ai pleuré dans mon masque.

Justement, quelles étaient concrètement les missions que vous réalisiez sur le terrain ?

Je me rendais sur le terrain pour collecter de l’ADN environnemental. Une méthode qui permet de surveiller la biodiversité en récupérant les traces d’ADN laissées par les espèces dans l’eau. Ce procédé est non invasif et offre une vision exhaustive de la vie dans un milieu donné. J’ai organisé et participé à des missions de terrain dans le monde entier, de Bonaire à la Martinique, en passant par la Patagonie.

Un jour, vous revenez d’une mission et prenez la décision de tout arrêter. Quelle en est la raison ?

Je me suis interrogé sur la pertinence de mon travail et son véritable impact. Est-il vraiment justifié d’envoyer en avion 40 personnes dans des endroits isolés pour quelques découvertes scientifiques ? Le bilan carbone de ces expéditions, qui impliquent des voyages en avion à répétition, est exorbitant. J’ai pris conscience que la science devrait être plus réfléchie et consciente. Le modèle actuel de parachutage scientifique, où l’on se rend sur place, collecte des données et repart sans apporter de contribution réelle à long terme, ne me satisfait pas.

Au même moment, vous assistez au sommet de l’ONU sur l’océan à Lisbonne…

Oui, c’était en juin 2022, nous sommes partis en bus avec une amie, ce qui nous a pris 28 heures. Ce sommet a été un moment décisif pour moi. Sur place, j’ai rencontré Camille Etienne, avec qui je travaille étroitement depuis. Anne-Sophie Roux était également présente, et c’est là que nous avons commencé à militer contre l’exploitation des fonds marins, un combat que nous avons mené pendant longtemps par la suite. Cette semaine à Lisbonne a été intense : lobbying, communication, actions concrètes… C’était incroyable, je me suis senti utile. Ce qui m’a frappé, c’est la diversité des participants : entreprises, ONG, politiciens… Mais il n’y avait que très peu de scientifiques.

Pourriez-vous nous éclairer sur les raisons de la faible présence de scientifiques ?

Il y avait un ou deux scientifiques présents, mais leur nombre était limité. Cela m’a semblé étrange. Certains préfèrent peut-être rester dans cette idée absurde de neutralité scientifique. Aujourd’hui, les scientifiques sont de plus en plus dépendants des financements des entreprises privées, en partie à cause de la réduction des budgets alloués à la recherche publique. Forcément, une recherche financée par des intérêts privés signifie que ces intérêts influencent la direction de la science et façonnent en partie les connaissances sociétales. Je pense qu’il y a un réel enjeu à ce que la science réponde à l’urgence en prenant position dans les débats publics, en s’interrogeant sur la valeur morale et sociale des questions auxquelles elle tente de répondre, sans être inféodée à des intérêts économiques privés. 

Les scientifiques doivent donc se politiser ?

Évidemment ! Des collectifs comme Scientifiques en rébellion, par exemple, participent à ce que les scientifiques soient plus présents dans le débat public et se politisent grâce à des actions concrètes. Nous savons que le monde que nous étudions est en train de disparaître, ou du moins de changer radicalement. Et pourtant, il y a cette sorte de détachement total.  Je me souviens d’un scientifique qui me disait : « Mais moi, j’ai de la chance, je peux voyager partout dans le monde, prendre l’avion, explorer tous les océans et y plonger. » De nombreux scientifiques documentent la destruction du monde mais semblent réticents à aller plus loin dans leur démarche. Heureusement, c’est en train de changer.  

Selon vous, le travail des scientifiques laisse certains politiques indifférents…

Oui, la production de rapports, de publications et la présentation de données sont ignorés par le gouvernement et globalement tous les partis de droite. Si nous continuons à mener des recherches, à publier des articles, sans réfléchir à leurs implications, et que, en parallèle, la sphère politique s’en désintéresse,  alors notre travail perd tout son sens. Récemment, des centaines de scientifiques du monde entier ont publié une tribune pour exprimer cette préoccupation. Comme Jean Jouzel, un climatologue qui étudie le climat depuis près de 50 ans, qui a lui aussi partagé cette frustration. Toutes les barrières ont été brisées, il n’y a plus de dialogue avec les ONG, plus de dialogue avec les scientifiques, plus d’écoute. Heureusement, il y a plein de députés courageux qui nous soutiennent dans nos combats et permettent des avancées concrètes. D’où l’importance d’aller voter le 9 juin, pour nous aider dans nos combats !

Parlez-nous de votre collaboration avec l’association Bloom ?

J’ai proposé à mon directeur de thèse David Mouillot, de travailler sur une thèse militante, politiquement engagée Bloom a répondu favorablement. L’objectif principal de ma thèse est d’utiliser les données récentes disponibles sur la pêche en mer pour mieux estimer les activités de pêche dans l’océan. Nous avons produit un premier rapport important en mars, que nous avons présenté à l’Assemblée nationale, concernant le degré de chalutage des aires marines protégées en Europe, au sein de l’Union européenne. Nous avons démontré que la France était le deuxième pays ayant le plus de chalutage dans les aires marines protégées à travers l’Union Européenne. Bien sûr, ce rapport ne changera pas le monde du jour au lendemain, mais la lutte contre le chalutage dans les aires marines protégées est une bataille qui peut être gagnée grâce à des efforts institutionnels et des plaidoyers. C’est un défi que nous pensons pouvoir relever. En France, par exemple, dans un an, nous accueillerons le sommet de l’ONU sur l’océan, qui se tiendra à Nice.

Qu’attendez-vous de ce sommet ?

Ce sera un événement majeur. L’objectif est de démontrer que la France accueille le sommet de l’ONU sur l’océan, mais qu’elle ne prend pas les mesures nécessaires pour protéger ses propres eaux. Malgré les déclarations selon lesquelles 30 % de nos eaux sont protégées, la réalité est bien différente. Le chalutage est largement pratiqué, et la France s’oppose fermement aux politiques européennes visant à interdire cette pratique, allant même jusqu’à attaquer le Royaume-Uni en justice pour son projet d’interdiction du chalutage dans ses eaux. En parallèle, la France encourage d’autres pays à protéger leurs eaux, heureusement cette hypocrisie est de plus en plus exposée sur la scène internationale.

Quels sont les problèmes liés à la pêche aujourd’hui ?

Ce qui détruit l’océan aujourd’hui, ce ne sont pas les pêcheurs artisans, mais les énormes bateaux financés par des subventions publiques massives. En réalité, ce sont nos impôts qui les soutiennent. Les pêcheurs industriels reçoivent des subventions pour le carburant et la construction de leurs navires. Les subventions encouragent l’utilisation de technologies de plus en plus avancées pour compenser la diminution des La diminution des populations de poissons, ce qui permet à ces bateaux d’aller toujours plus loin en mer. Cette course technologique est paradoxale : pour pêcher plus, il faudrait en réalité pêcher moins. Au-delà de l’impact environnemental, il y a aussi un énorme problème humain. La réduction des coûts dans ce secteur a entraîné des pratiques inhumaines, notamment le travail forcé et l’esclavage sur certains bateaux de pêche. De nombreux migrants sont recrutés et maintenus en captivité pendant des années. De plus, il existe des liens entre la pêche industrielle et le trafic de drogue ; récemment, des tonnes de cocaïne ont été trouvées sur des bateaux de pêche. Ce système, en plus de vider les océans, prive les communautés locales du Sud, qui dépendent de la pêche pour leur survie. C’est un combat complexe et crucial pour la justice environnementale et sociale.

RAPHAËL SEGUIN

Doctorant en écologie marine

Bloom association

Propos recueillis: Jessica Bros  

Photos: Alizée Bauer 

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Raphaël Seguin dans les bureaux de l'assocation Bloom (© Alizée Bauer pour Hum)

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