Jeong Kwan, quand la cuisine spirituelle devient l’Art sacré de relier l’Homme à la Nature
Une fois n’est pas coutume, embarquement immédiat hors de nos frontières européennes, en Corée du Sud, pour une rencontre extra-peu-ordinaire avec la fameuse nonne Jeong Kwan. Devenue célèbre grâce à la série Chef’s Table sur Netflix, où sa philosophie de vie s’évertue à faire rayonner son pays, à travers l’art et la culture de la Temple Food (ou cuisine de temple).
En 2017, alors que nous contemplions, derrière nos écrans, la fleur de lotus ouvrir son cœur aussi fumant qu’alléchant dans l’eau du thé, si on nous avait dit que dans un futur lointain, nous allions rencontrer la cheffe-nonne ou nonne-cheffe Jeong Kwan on ne l’aurait pas cru. Quelques années plus tard, notre rêve devient réalité. Nous voici perchés dans les pittoresques collines boisées du Sud de la Corée, dans les montagnes de la province de Jeollabuk-do, là où se dresse le temple Baekyangsa avec majesté et sérénité. Les averses automnales freinent nos pas. Nos pas nous mènent vers le pays du matin calme. Tous les matins du monde ne ressemblent guère à ceux-ci. L’aube pointe son nez, les yeux en bataille, les cheveux ébouriffés, le son des tambours et des cloches résonne dans l’air, nous voilà agenouillés au sol dans un des plus beaux endroits de la Terre, au royaume des moines et nonnes bouddhistes. Une allée de chênes blancs et d’érables altiers nous saluent. L’écho des mantras rompt avec le silence vespéral. Agenouillés-debout, debout-agenouillés… Le mouvement doit se répéter au moins trois fois puis les genoux s’affaissent sur le tapis. Après quelques entraînements peu fructueux, nos gestes deviennent parfaitement maîtrisés et synchronisés. Il faut savoir que si les moines bouddhistes s’agenouillent et se relèvent en chantant, leur acte exprime leur respect envers les enseignements du Bouddha et les êtres éveillés : « Pratiquer forge l’humilité et la purification de l’esprit pour atteindre des notions de compassion et de sagesse. » Soixante minutes plus tard, le rituel de prière matinale s’achève. On se lève et on reste là, et non las d’admirer les peintures et autres scènes de la vie monastique dessinées sur les murs du temple, nous voici pris de béatitude. Après un petit-déjeuner frugal en compagnie « des spiritueux » du jour (entendez visiteurs) et des moines de l’autre, nous grimpons là-haut sur la montagne pour atteindre l’Ermitage de Jeong Kwan.
« Tout comme l’air que nous respirons est produit par les arbres, notre existence est étroitement liée à l’écosystème qui nous entoure. »
La pluie tambourine sur le sol, le brouillard épaissit les nuages, le vent décoiffe les arbres, attablés, nous attendons non pas Godot, mais la papesse de la cuisine végétale. Pendant que le lait mijote pour le tofu, nous parlons chiffon : « comment réparer la relation ou l’interconnexion entre l’homme et la nature ? » Selon la nonne, entre la Terre et l’Homme, « cohabite un lien sacré, un équilibre fragile », qu’on se doit de restaurer, de chérir. Comprendre notre essence, « c’est s’ouvrir à un dialogue subtil avec la nature. Tout comme l’air que nous respirons est produit par les arbres, notre existence est étroitement liée à l’écosystème qui nous entoure. »
« Rétablir l’union ancestrale entre l’Homme et sa Terre-Mère passe par la compréhension de la nature. » sourit-elle. L’être humain, sous-entendu vivant, est composé de quatre éléments, sachant que la Terre c’est Jigu (지구) en coréen, le soleil (feu) crée le mouvement ou l’énergie, l’eau est entre autres le symbole de purification de vie et de vitalité et enfin le vent (air) ordonne tous ces éléments. »
« Cuisiner devient un acte de méditation en mouvement »
« La méditation révèle cette connexion profonde entre l’âme humaine et les forces de la vie. » Dans le silence intérieur, se dessine une cartographie secrète des liens invisibles qui unissent chaque être à l’univers. La compréhension et la prise de conscience sont des éléments clés pour établir des liens significatifs avec la nature. Cette réconciliation ne saurait s’accomplir sans l’art de la cuisine végétale, dans lequel excelle la nonne. Dans chaque geste, chaque ingrédient, réside une invitation à se fondre avec les éléments. « Cuisiner devient un acte de méditation en mouvement », où la nourriture devient le véhicule de l’énergie universelle, où chaque bouchée est une offrande à la vie elle-même. Je cuisine, donc je suis, pourrait-on rajouter au Discours de la Méthode de René Descartes. La cuisine de Jeong Kwan, inspirée par les principes bouddhistes, met en valeur les ingrédients locaux et saisonniers, excluant la viande et le poisson ainsi que certains ingrédients jugés perturbateurs pour la méditation. La cuisine devient alors un art sacré, une célébration de cette interrelation entre l’être et son environnement. Tout en nous expliquant, les préceptes de vie holistique dans la religion bouddhique, le tofu commence à se former, grâce à la réaction chimique du sel qui vient figer les graines de soja, broyées et transformées en lait. Après avoir bu les paroles spirituelles de notre nonne-philosophe, nous passons à table et place aux confidences et aux nourritures terrestres, où nous verserons plus tard, quelques larmes d’émotion. « Depuis que je suis toute petite, je caresse le rêve d’aller vivre dans les montagnes. » Issue d’une famille nombreuse, elle grandit dans une ferme où elle apprend dès son jeune âge à apprécier la cuisine. Après avoir fui sa maison à 17 ans, elle rejoint un ordre de nonnes bouddhistes, l’école coréenne Seon (ou zazen en japonais), puis découvre sa vocation pour la cuisine en tant que moyen de répandre les enseignements du Dharma, la voie bouddhiste. Sa cuisine est profondément influencée par la méditation et la pleine conscience, mettant en valeur la gratitude envers les ingrédients et leur connexion avec la nature.
« En cuisinant, (…) la sagesse acquise enrichit ma pratique méditative et vice versa. »
La nourriture devient un support essentiel à sa pratique de méditation, incarnant la connexion intime entre l’esprit et le corps. Cette symbiose se manifeste lorsque « je suis éveillée, que les ingrédients et moi-même fusionnons en une seule entité. Chaque séance de cuisine devient une expérience unique, « reflétant mon état d’éveil et de connexion profonde. En cuisinant, j’enrichis ou la sagesse acquise enrichit ma pratique méditative et vice versa. » Avant que nous arrivions, notre hôte ne savait pas à quelle sauce, nous allions être mangés. Tout a été conçu au dernier moment selon son instinct et son intuition. « Le matin, je me lève, je fais 30 minutes de yoga, je médite puis je cuisine. » N’ayant pas le temps de donner suite à ses nombreux mails dans la journée, la nonne connectée répond aux sollicitants à 20 h, puis se couche vers minuit. Autour de bols en bois « baru », qui constituent notre déjeuner, sans le savoir, nous sommes initiés au BaruGongyang , la cérémonie du repas monastique. Nous apprenons que les participants doivent « manger en silence, cultiver la conscience et gratitude envers les bienfaits de la nourriture. » Présentée dans quatre bols, voire cinq pour les affamés, ils symbolisent les bols de pierre, présentés comme offrande aux rois célestes du bouddhisme. Plusieurs délices végétaux défilent dans nos palais, riz, soupe et divers accompagnements, sachant que la particularité de ce repas, pour parler avec nos codes, est le zéro-déchet, la consommation sans gaspillage. Ce rituel de repas bouddhiste, nous explique la nonne, illustre « la simplicité, la préservation des ressources et le respect de l’environnement à travers chaque étape, du nettoyage des bols à l’expression de la reconnaissance ». Dans cette vision, le présent se révèle comme l’unique terre ferme sur laquelle s’établir. Sans projets futiles, sans rêves vains, mais simplement dans la danse éternelle avec le moment présent. Car c’est dans l’instant que réside la clé de cette harmonie retrouvée, où le respect et la gratitude deviennent les guides silencieux de chaque action
Puis avant de partir, notre guide spirituelle, nous confie que son père ne comprenait pas comment elle parvenait à se nourrir avec une cuisine certes vertueuse mais uniquement composée de végétaux. Lorsqu’il vint à l’Ermitage, elle lui prépara un bouillon roboratif de champignons aux mille et une saveurs, qu’il apprécia à sa juste valeur, puis repartit repus et heureux pour sa fille. Ils s’étaient enfin retrouvés… Quelques mois plus tard, le patriarche partit rejoindre le royaume des cieux… Quelques larmes coulent sur nos visages d’ultra-sensibles. L’heure bleue essaime ses nuances de lumières. Touchés par la grâce, ici et maintenant et en tout âme et conscience, nous quittons Jeong Kwan, le plein d’émotions en poche et de la gratitude à revendre… L’idée étant de ne pas trop perdre cet état de lévitation et complétude, en retrouvant nos vies d’urbains mal léchés. Répéter ses mots, comme un mantra, « la sagesse c’est la nourriture » et se souvenir, que dans l’ordre Joggye, les bouddhistes utilisent le Hwadu, qui à travers la méditation, évince l’intellect et permet d’atteindre un état de concentration profonde, voire d’éveil, transcendant émotions et ego. Alors à vos marques ? Prêts ? Tous en position de lotus, pour respirer le monde !
JEONG KWAN.
Nonne coréenne. 정관스님
Baekyangsa Temple, Corée du Sud. 백양사 천진암
Temple Food. 사찰음식
Jeong Kwan
Jeongkwan Snim. A culinary biography with recipes. A découvrir aux Editions Echtzeit
Mots : Ingrid Bauer
Photographies : ©Alizée Bauer & Ingrid B. (3-6)
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